Cristina Rodriguez en collaboration avec
Domenico Carro |
Textes que j'avais écrit pour « Le César aux pieds nus » et qui ont été partiellement utilisés pour les deux premiers chapitres du livre III de notre roman. Il ne s'agit donc pas de citations tirées du susdit ouvrage, mais d'une moindre partie des contributions que j'ai fourni sous forme de matériel préparatoire pour la rédaction du roman de la part de Cristina Rodriguez en collaboration avec moi-même. Étant donné que ces textes divers forment un ensemble suffisamment homogène et compréhensible même au dehors du contexte du roman, je les publie sur cette page de mon site puisqu'ils peuvent susciter de l'intérêt du point de vue naval et maritime. Les parties en italique sont des considérations personnelles, alors que celles en caractère romain racontent ce qui aurait dû se passer lors du voyage en Campanie fait en 31 ap. J.-C. par le jeune Gaius (Caligula, à 19 ans) et son fidèle esclave personnel, Hélicon. |
Le port [1] était plein de navires marchands de grandes dimensions, quelques uns amarrés le long des quais pour décharger leur cargaison, d’autres au mouillage dans la rade, dans l’attente d’une place à terre. Les chaloupes de ces derniers navires et d’autres canots sillonnaient la rade pour assurer toutes les liaisons nécessaires, tandis qu’un petit remorqueur, vigoureusement manœuvré aux avirons, déplaçait un gros cargo vers le débarcadère qui lui avait été assigné.
Nous passâmes près d’une grosse oneraria qui s’apprêtait à quitter le port en direction d’Alexandrie. Ce devait être un vaisseau d’au moins 18000 amphores (environ 470 tonnes de jauge). Son grand mât dépassait en hauteur tous les gréements des autres navires auprès de lui. Il soutenait une énorme vergue sous laquelle la voile principale était soigneusement repliée. Des gabiers grimpaient déjà le long des haubans pour se préparer à la manœuvre. Sur la haute poupe, élégamment ornée par le traditionnel col de cygne, des matelots réglaient la position des deux gouvernails, sous le regard vigile d’un officier. Tous les autres membres de l’équipage s’empressaient à rejoindre leurs postes sur le pont ou à proue, tandis que deux mousses destinés aux cuisines, nullement impressionnés par le zèle des autres, restaient à ricaner appuyés aux bastingages, observant deux jeunes filles qui se promenaient sur le quai et qui s’étaient retournées à leur coup de sifflet.
Au-delà du quai, la scène était dominée par les énormes horrea, dont les murs d’enceinte s’étendaient à perte de vue. Au centre de la façade s’ouvrait un portail monumental, plutôt étroit, vers lequel se dirigeaient tous les porteurs du blé et des autres denrées déchargées des navires et qui devaient être conservées dans ces entrepôts. À travers la porte on pouvait voir une grande cour, entièrement entourée d’un portique sous lequel étaient disposés, à intervalles réguliers, les petites portes des différents dépôts. On disait que ceux-ci avaient des murs très épais et ils étaient bâtis avec certaines finesses constructives qui permettaient d’y maintenir un air toujours frais et sec. Cela devait servir, avec l’absence de lumière, à conserver tous les produits stockés sans les faire gâter ou fermenter, dans l’attente qu’ils viennent repris et acheminés vers Ostie et Rome sur des navires plus petits.
Partis de Puteoli, Gaius et Hélicon auraient pu arriver à Misène en une heure, en y allant directement sans jamais s’arrêter, ou bien en deux heures si l’on tient compte du probable ralentissement lors du passage dans la jolie ville de Baia et le long de la route à sud de Baia, longée de villas maritimes.
En effet, sur la côte entre Baia et la rade de Misène, il y avait l’ancienne Bauli (actuelle Bacoli), qui n’était pas une ville mais un ensemble de grandes villas maritimes, dont les plus célèbres étaient celles bâties par l’orateur Hortensius (devenue propriété d’Antonia) et par Lucullus (devenue propriété impériale).
Quant à Misène, après avoir attentivement comparé les différentes reconstitutions topographiques trouvées jusqu’à présent, je suis parvenu à la conclusion qu’aucune d’entre elles n’était suffisamment satisfaisante, compte tenu des exigences d’une flotte telle que la Classis Misenensis. J’ai alors fait ma propre reconstitution (image à côté).
Les éléments principaux sont : la base navale, qui devait certainement comprendre une bonne partie de la rade et les rives du lac ; la petite ville de Misène, sur la rive nord de la presqu’île ; les autres constructions extérieures à la base, telles que les phares, la tour d’observation, la grande citerne d’eau, etc.
Sortis de la villa maritime d’Antonia, après avoir repris la route qui va de Baia à Misène, nous arrivâmes sur la rive orientale d’un lac côtier, dont la rive opposée paraissait se confondre avec la mer extérieure. Nous longeâmes ce lac pendant quelque temps, tandis que nous pouvions voir sur notre gauche le flanc d’une petite colline, au sommet de laquelle émergeait une construction très étendue mais plutôt basse, où aboutissait un aqueduc qui provenait du nord. Il s’agissait, selon notre guide, de la partie supérieure d’une énorme citerne, qui avait été creusée dans le tuf de la colline, et qui servait de réservoir d’eau pour les exigences de la flotte. C’était, disait-on, la plus grande construction de ce genre dans tout l’empire, plus vaste et majestueuse que la grande salle de la basilique Julia du Forum Romain, tant que le petit peuple l’appelait localement la Piscina Mirabilis.
Peu après nous arrivâmes à l’entrée de la base navale, surveillée par des classiarii, les soldats de la flotte [2]. À notre gauche s’ouvrait la rade du port de Misène, plein de navires, tandis qu’à droite la rive du lac était occupée par des chantiers navals. Après avoir dépassé quelques constructions militaires, nous arrivâmes au canal qui met en communication la rade avec le lac de Misène, en faisant de celui-ci le bassin intérieur du complexe portuaire. Là stationnait pendant l’hiver le gros de la flotte, bien à l’abri, en laissant en rade seulement les navires qui étaient prêts à prendre la mer pour les exigences les plus urgentes. À présent, étant donné que nous étions au début du printemps, une bonne moitié de la flotte était déjà passée en rade, alors que le reste se trouvait encore dans le lac pour y faire quelques exercices, dans le but de compléter l’entraînement des équipages avant de prendre la mer.
Pendant que nous passions sur le robuste pont en bois qui franchit le canal, une grosse quadrirème y naviguait dessous, en direction de la rade, avec les deux mâts abattus, comme pour le combat naval. Mais il s’agissait évidemment d’une prédisposition nécessaire, pour pouvoir transiter dans un passage si bas.
Au-delà du pont s’étendaient toutes les structures de la base navale. À gauche de la route, il y avaient les quais des navires opérationnels, qui occupaient toute la rive occidentale de la rade. En correspondance de la base navale, il y avaient les longae naves, c’est-à-dire les bateaux de guerre, amarrés perpendiculairement au quai, la poupe à terre et la proue en direction de l’embouchure du port, en sorte de pouvoir prendre la mer le plus vite possible [3]. Ils apparaissaient tous parfaitement alignés, et disposés dans un ordre très rigoureux, les plus petits du côté du canal navigable, les plus grands au fond, là où terminait la base navale vers le sud. Plus en avant, ainsi que sur la gauche du canal, étaient amarrées les actuariae, des bateaux de transport, les onerariae et toutes les autres unités pour le soutien logistique de la flotte.
Vers l’intérieur de la base, chaque bateau de guerre avait son propre magasin, où étaient déposés les agrès, les voiles, les avirons, les armes, et tous les autres matériaux qui servaient à l’armement du navire, et qui pouvaient être embarqués ou pas, selon le type de mission qu’il fallait remplir. Les équipages y avaient aussi leurs casernes, avec les dortoirs, les mess, les salles de récréation, des laraires et tout ce qu’il fallait pour que les matelots se sentent particulièrement à leur aise dans leur propre base navale.
Au centre de la base s’ouvrait la place du prétoire, avec un temple des Lares Permarini et, en face, l’édifice du commandement en chef de la flotte, siège du praefectus classis, entouré des édifices qui servaient à son état major.
Du côté ouest de la base, le long du lac, ils y avaient les navalia, pour l’entretien des navires de la flotte pendant l’hiver et pour les réparations qui se rendaient nécessaires même dans les autres périodes de l’année. Il s’agissait d’une longue succession de hangars, couverts par de grandes arcades, où les bateaux étaient mis à sec et à l’abri des intempéries, pendant tout le temps nécessaire aux travaux de manutention. C’était assez drôle voir, au dessous de ces arcades, les proues des grands bateaux qui vous regardaient avec leurs grands yeux, comme pour vous implorer de les laisser reprendre la mer [4].
A la fin des navalia, le quai poursuivait le long toute la rive sud du lac, et il était occupé par les navires qui restaient dans le lac pour y accomplir des exercices qu’ils n’auraient pas encore pu faire en haute mer à cause du mauvais temps. Derrière ce quai, l’étroite bande de terre qui séparait le lac de la mer était réservée à la militum schola, l’école et le champ d’entraînement des recrues de la milice navale, c’est-à-dire des classiarii qui étaient destinés à s’embarquer sur le bateaux de la flotte.
Après avoir traversé toute la base navale, la route qui venait de Baia poursuivait vers la petite ville de Misène, sur la rive nord de la presqu’île homonyme, avec les maisons pour les familles du personnel de la flotte. Parmi les édifices plus importants, il y avait un temple du divin Auguste (dont le culte était assuré par le collège des Augustales) et un théâtre. La partie occidentale de la ville avait été réservée aux logements de service pour les officiers. Un relief particulier avait été assuré au prestige du commandant en chef de la flotte, le praefectus classis, qui disposait d’une superbe villa qui dominait la rade.
En face de cette villa, sur la presqu’île qui protégeait le port du côté nord, s’élevaient deux autres constructions majestueuses : une grande tour d’observation près de l’embouchure du port et, plus à l’intérieur, la villa spectaculaire qui avait été construite par Lucius Lucullus et qui était récemment devenue une propriété impériale.
L’embouchure du port était signalée par un petit phare, tandis qu’un phare plus grand avait été bâti sur le promontoire de Misène, face à la haute mer.
Dans le lac régnait la plus grande confusion. Une dizaine de navires de guerre y naviguaient au même temps, en se croisant maintes fois et en effectuant des manœuvres réitérées qui les portaient dans les situations les plus périlleuses vis-à-vis des autres. Privés de leurs voiles et de leurs mâts, ces bateaux ressemblaient à des énormes mille-pieds qui couraient sur la surface du lac en proie à la folie et avec des clameurs assourdissantes.
On utilisait pour ces exercices les plus vieux des petits bateaux de guerre, du type des liburniennes ou des speculatoriae. Les équipages qu’il fallait entraîner étaient partagés en deux équipes, dites des Athéniens et des Perses, qui se distinguaient par les différentes couleurs des bateaux. Dans le lac ils se livraient à une naumachie : une simulation de combat naval dans lequel on évitait de faire subir aux bateaux des dégâts irréparables. Pour cette raison le rostres avaient été remplacés par des grosses ceintures de défense en cuir.
Pour comprendre ce qui se passait, il fallait observer attentivement un seul navire à la fois, en suivant les manœuvres qu’il faisait par rapport aux mouvements de son adversaire direct.
En premier plan, un bateau à la coque bleue continuait à contrôler les évolutions d’un adversaire jaune, en essayant de le contraindre à ralentir sa course et à se mettre de travers. Enfin, après une impressionnante série de changements de direction et de vitesse, de tentatives d’attaque, d’éloignements et d’autre feintes déconcertantes, le voilà foncer à toute vitesse contre le flanc de l’adversaire. Un cri épouvantable jaillit des deux bateaux au moment du contact, pour la joie de l’équipage gagnant et le désespoir des perdants. Le bateau jaune s’inclina dangereusement sous le coup, mais, après un long moment d’incertitude, il se redressa, sans avoir apparemment subi aucune rupture.
Entre temps, deux autres bateaux attirèrent notre attention en nous passant devant, accompagnés par les chants différents des deux équipages de rameurs. C’était le moyen qu’ils utilisaient pour mieux suivre le rythme de la vogue, marqué par celui de leurs chansons. Dans ce cas, c’était le bâtiment jaune qui cherchait à attaquer celui bleu, tandis que ce dernier essayait à se dérober par la fuite. Les deux équipages s’affrontaient donc dans un défi de vitesse. Mais la proue des Perses s’approchait toujours plus dangereusement au timon de tribord des Athéniens. Enfin le bateau jaune brisa ce timon et, après quelques autres coups de vogue vigoureux, il commença à remonter le long du flanc du bleu. Tous les rameurs de bâbord avaient levé leurs avirons en position verticale, alors que les adversaires essayaient sans succès à continuer leur vogue, ce qui faisait briser leurs avirons l’un après l’autre. L’engagement se termina donc par un abordage, qui permit aux classiarii jaunes de s’emparer du bateau bleu.
C’était, selon Gaius, la façon de vaincre que les Romains avaient toujours privilégié : aborder les bateaux ennemis pour les capturer avec tout leur équipage, au lieu de perdre trop de temps avec les finesses des évolutions pour l’éperonnage, qui ne permettaient de gagner qu’au prix de la perte du bâtiment adversaire et de presque tous ses hommes.
Au fond du quai des navires de guerre, après les trirèmes et les grosses quadrirèmes, un peu plus à l’écart, se trouvait la plus grande unité de la flotte, la quinquérème Victoria [5], qui était le prestigieux navire « prétorien » (praetoria navis), siège du commandant en chef.
C’était un navire de haut bord, qui dépassait largement tous les autres dans toutes les dimensions. Le grand mât était en place, ainsi que le mât de proue, ou dolon [6], tandis que tous les innombrables avirons de la quinquérème étaient retirés dans la coque. Vue du quai, ce qui frappait le plus était la majesté de la poupe, où se trouvait le logement du commandant de la flotte, ainsi que celui de l’empereur, quand il s’embarquait.
Hélicon admirait la richesse et la finesse des décorations qui s’y trouvaient : les peintures, les stucs et les bronzes. Tout y était soigneusement entretenu et parfaitement luisant. Aux deux côtés de la poupe, sous le grand aplustre, était représentée une superbe Victoire ailée qui se tenait debout sur une proue rostrée, pour symboliser les victoires navales qui avaient rendu possible la paix d’Auguste.
À bord de la trirème Vesta [7], après avoir fait déposer quelques coffrets personnels dans la petite cabine qui avait été mise à disposition de Gaius, nous suivîmes le commandant Concordius. Celui-ci voulait faire un tour d’inspection avant le départ, pour s’assurer personnellement que tout était prêt pour une navigation dans le mauvais temps, et il en profitait pour faire visiter son navire à Gaius.
De la poupe nous passâmes directement au centre du navire, en restant sur le pont, puisque le commandant devait avant tout contrôler comment avaient été préparées les voiles du grand mât. Des conversations très techniques qu’il eut avec ses subordonnés, nous comprimes que nous aurions dû naviguer dans la tempête avec le vent de favonius [8] (c’était d’ailleurs Gaius qui avait insisté de partir sans retard, malgré le mauvais temps) : à cause du vent très fort, nous aurions utilisé des voiles bien plus petites que d’ordinaire, pour éviter de les faire déchirer ou de subir des dégâts encore pires, au mât ou au bateau. Au même temps le commandant faisait régler plus finement les haubans, comte tenu de l’effort qu’ils auraient dû supporter. Il s’assura enfin que les matelots aient mis leurs haches bien rangées près du mât, en sorte de pouvoir très vite couper les haubans et abattre le même mât en cas de péril extrême. Ce qui sembla de très mauvais augure à Hélicon, tandis que Gaius eut un sourire amusé.
Des considérations analogues furent exprimées quand nous arrivâmes sur la proue, pour la voile du dolon et pour le mât homonyme. Concordius voulut aussi vérifier l’état des ancres, et il ordonna de porter sur le pont un autre ancre de réserve.
Nous descendîmes ensuite sous le pont principal, et, après avoir visité la cale de proue, nous retournâmes vers la poupe sur le passage qui court au milieu des bancs des rameurs. Là le commandant présenta Gaius à l’équipage, qui adressa au jeune César une acclamation joyeuse. Concordius recommanda ensuite à tous ses hommes de vérifier avec la plus grande attention que tout était bien rangé, et qu’il n’y avait aucun objet en abandon, parce qu’il se serait transformé en un projectile très dangereux pendant la navigation dans la mer agitée.
Au fond, vers la poupe, nous visitâmes très rapidement les cuisines, quelques petits logements et d’autres cales à l’odeur écœurante, avant de remonter sur la poupe. Là tout était prêt pour le départ.
Sous l’effet de la pression du vent, le navire s’était sensiblement incliné à bâbord, mais il gardait cette inclination assez stablement, sans trop ressentir du roulis que les vagues qui venaient de ponant cherchaient à lui imprimer. Hélicon voyait donc ces lames effrayantes qui s’élançaient l’une après l’autre vers le Vesta et qui semblaient chaque fois devoir le submerger. Mais elles se brisaient régulièrement sur le flanc de tribord, en faisant vibrer tout le navire, et en s’éparpillant en un nuage de gouttelettes qui venait immédiatement balayé par les rafales de vent au dessus du pont du navire.
Gaius et Concordius restaient debout à leur place, l’un à côté de l’autre, en gardant une position parfaitement verticale malgré la forte inclination du pont, et en se balançant avec nonchalance sur leurs jambes pour compenser le tangage et les fréquents sursauts du navire. Lorsque l’eau de mer pulvérisée par l’impact des déferlantes sur la coque venait poussée violemment au dessus de la poupe, ils se limitaient à serrer leur paupières, mais sans cesser de regarder droit devant eux, au delà de la proue, comme s’ils ne s’apercevaient même pas de ces continuelles douches salées qui leur arrivaient du côté droit.
En ayant l’évidence que Gaius restait tout à fait tranquille et parfaitement à son aise dans une situation si périlleuse, Hélicon commençait à penser qu’il aurait pu, lui aussi, maîtriser sa peur et son malaise en s’habituant aux mouvements nerveux de la trirème. Mais son moral précipita à nouveau vers le désespoir lorsqu’il entendit Gaius chuchoter à Concordius que cette situation « de tranquillité » allait bientôt terminer, puisqu’ils allaient sortir de la zone abritée par les îles de Procida et Ischia.
En effet, il y eut peu après une sensible augmentation des dimensions des lames, aussi bien que de l’inclination du navire, de son tangage et des violents frémissements qui l’agitaient. Mais Gaius ne changea rien à son imperturbabilité, s’étant-il limité à serrer un peu plus fort sa main sur le bastingage auquel il était appuyé et à s’essuyer de temps en temps le visage lorsque l’eau de mer lui empêchait de tenir les yeux entrouverts.
La silhouette de Capri, qui se voyait en direction de la proue dès qu’ils avaient doublé le cap Misène, semblait toujours à la même distance, aux yeux du malheureux Hélicon, complètement démoralisé et en pleine crise de pessimisme. Mais l’île continuait à s’agrandir et on commençait à en distinguer toujours plus clairement les parties principales, que Concordius illustrait à Gaius. Dans la zone centrale, la plus basse de l’île, il y avait le port et l’agglomération la plus importante. Tout ce que l’on voyait à la droite du port constituait la partie la plus élevée de l’île, avec un sommet qui prenait son nom du soleil [9]. De l’autre côté le profil de l’île semblait monter en pente douce du port vers l’extrémité qui se trouvait à notre gauche, c’est-à-dire vers la pointe est, qui était la plus proche du continent, juste en face du cap de Minerve [10]. C’était bien sur cette extrémité de Capri que nous aurions dû nous rendre, puisque c’était là-haut qu’habitait normalement Tibère, dans une villa qui prenait le nom de Jupiter et qui était perchée sur la falaise, à plus de 1100 pieds de hauteur au dessus du niveau de la mer.
Enfin la trirème arriva en proximité du port. Là, dans une situation de mer presque calme et de vent un peu plus léger, Concordius ordonna de ferler les voiles et d’entrer dans le port à la rame. Il fallut toute son habilité pour manœuvrer ce long navire dans un bassin si étroit, mais il réussit très vite à s’amarrer à quai, malgré l’espace très étroit dont il pouvait disposer entre deux onerariae.
Hélicon débarqua parmi les premiers, mais il faillit vomir peu après avoir mis les pieds à terre, lorsqu’il s’aperçut que le quai avait un mouvement de tangage et de roulis encore plus fastidieux que celui du navire. Ce fut une sensation qui continua à l’accabler de temps en temps pendant le trajet du port vers la villa Jovis, jusqu’au moment où la fatigue l’emporta sur le mauvais souvenir du mal de mer.
À nos jours, lorsqu’on va du port à la petite ville de Capri, et de celle-ci à aux ruines de la villa Jovis, on est, pour la première moitié du parcours, presque toujours entourés de maisons et de jardins d’hôtels ou de villas privées. Après quoi, on suit une ruelle qui a quelques endroits assez panoramiques. Quant à la végétation, l’ile est très verte, à l’intérieur, parce qu’il y a un terrain très fertile et parce qu’il y a presque partout des jardins et des terrains cultivés. Il y a aussi une végétation spontanée, c’est-à-dire des plantes qui poussent sur les rochers des falaises et dans les autres endroits rocheux.
Lors de ma récente excursion dans l'île de Tibère [8/10/2001], j'ai eu la chance d'y trouver des nuages et du brouillard. Evidemment, un pessimiste aurait pris cela pour de la malchance, sans s'apercevoir des avantages qui pouvaient découler de cette situation. Parmi ces avantages, il y en deux assez importants.
Premièrement, les nuages se sont révélés providentiels pendant la longue montée vers la villa Jovis, parce qu'ils nous ont gardé à l'abri des rayons du soleil. Et il s'agit d'un avantage dont pourraient avoir joui aussi Gaius et Hélicon le jour de leur arrivée à Capri.
En deuxième lieu, la possibilité qu'il y ait une forte diminution de la visibilité fait comprendre certains aspects que nous avons appris des historiens romains mais qui me semblaient plutôt étranges. Pourquoi Tibère aurait-il dû se déranger pour à aller voir les signaux sur le phare, alors qu'il pouvait très bien les observer de la grande terrasse semi-circulaire de son palais ? Et pourquoi aurait-il échangé ces signaux avec le cap de Minerve et non pas directement avec le phare de Misène, qui, pourtant devait être aussi bien visible de la terrasse ? Enfin, pourquoi les Romains ont-ils réputé nécessaire construire un phare sur une grande tour (on estime une hauteur d'une vingtaine de mètres) sur une falaise qui est déjà tellement haute sur le niveau de la mer (335 m) ?
A partir du port, la route montait d’abord vers la droite, et l’on apercevait le long de ce trajet la grande villa maritime qui avait été bâtie par le divin Auguste. La route faisait ensuite quelques lacets avant de prendre décidément la direction vers l’est. Au début elle était entourée de terrains cultivés, dans lesquels, grâce à la grande fertilité du terrain, les plantes poussaient les unes sur les autres sans se déranger aucunement. Il y avait surtout des arbres à fruit et des vignes très florissantes. De temps en temps on passait devant quelques maison privée entourée de jardins. Il parait qu’il s’agissait des habitations bâties par des affranchis d’Auguste qui avaient été autorisés à s’établir sur l’île avec leurs familles.
Arrivés vers la moitié du parcours, la route passait plus près du côté sud de l’île, ce qui permettait de voir, d’en haut, la baie qui s’ouvrait sur le versant opposé à celui du port. Là on fit une brève halte pour permettre aux porteurs de se donner le change et de se désaltérer. Heureusement le ciel restait nuageux, ce qui nous gardait à l’abri des rayons du soleil printanier, qui auraient rendu bien plus accablante notre grimpée sur cette route en côte.
Dans la deuxième moitié du parcours, il n’y avait presque plus de champs cultivés, tandis que la densité des arbres continuait à augmenter. On rencontrait surtout des bois de pins parasols et de chênes, quelques oliviers dans les endroits plus rocheux, mais aussi beaucoup de plantes ornementales le long de la route. En traversant une clairière, on put voir encore une fois, en bas sur la gauche, le panorama du côté du port, tandis qu’en haut nous pûmes entrevoir pour la première fois l’ensemble des jardins et des bosquets qui entouraient la résidence préférée du princeps: la villa Jovis.
Come je l'ai dit, lors de ma dernière visite à Capri [8/10/2001] il y avait des nuages qui étaient plus bas du Monte Solaro et qui arrivaient plus ou moins au même niveau de la villa Jovis. Pour cette raison, en arrivant sur l’emplacement de l’ancienne terrasse semi-circulaire de la villa Jovis, je me suis trouvé entouré d’un sorte de brouillard qui ne permettait de voir absolument rien en regardant tout droit vers l’horizon, ni en direction du cap Misène, ni même en direction du très proche cap de Minerve (punta Campanella). Il y avait partout un voile impénétrable, d’une couleur blanche légèrement tintée d’azur, comme un ciel brumeux. La visibilité devenait un peu meilleure en regardant plus en bas, vers la fin de la falaise. Là on pouvait à peine entrevoir le bleu plus foncé de la mer, 335 mètres plus bas. Mais dès que le regard s’éloignait quelque peu de la côte, il retombait tout de suite dans le néant blanc-azur.
Cette situation si étrange s’est vérifiée dans des conditions météo différentes de celles du jour de l’arrivée de Gaius. Pendant ma visite, en effet, il y avait le vent de sirocco (« euro » pour les Romains). La présence de ce vent et sa direction se voyait parfaitement lorsqu’on se trouvait plus bas de la base des nuages, comme dans l’endroit entre la villa et le phare. Là on voyait clairement, entre les sommets des pins parasols, une sorte de fumée de couleur gris clair qui semblait s’échapper très rapidement de la chevelure des arbres. Si l’on regardait en haut sans faire attention aux détails, on aurait dit qu’il devait y avoir un incendie dans la direction de provenance du vent. Mais il ne s’agissait, évidemment, que des nuages.
Étant donné que je me trouvais dans le site de la villa Jovis, cette expérience m'a tout de suite rappelé l’énervement de Tibère quand il attendait les signaux lumineux qui auraient dû lui donner des nouvelles envoyées par Macro sur le résultat de la périlleuse opération pour l’arrestation de Séjan.
La question de la visibilité m’a donc permis de réfléchir sur le système des communications optiques dont l'empereur pouvait se servir à Capri. Étant donné que le phare se trouve plus ou moins à la même hauteur du palais, on comprend très bien pourquoi on l’a bâti si haut. C’est parce qu’il devait dépasser la hauteur du palais pour pouvoir voir en direction du phare de Misène.
En effet, c’est évident que la première et plus importante liaison de communication devait être celle avec le commandement de la flotte de Misène. Pour cette raison, étant donné que la visibilité qu’il y a normalement dans le golfe de Naples permet de voir aisément Capri de Misène et vice versa, l’empereur devait forcément avoir établi une liaison directe entre son poste de communications (le phare de Capri) et celui de la flotte (le phare de Misène).
Mais alors pourquoi aurait-il attendu les nouvelles de Macro du promontoire de Minerve ? Pourquoi obliger le messager qui devait apporter cette nouvelle à faire tout le tour du golfe de Naples pour arriver au bout de cette presqu'île, alors que la nouvelle qui arrivait de Rome pouvait rejoindre bien plut tôt la base de la principale flotte impériale et être communiquée directement de ce lieu à l’empereur ?
On pourrait y voir un souci de sécurité. Mais ce n’est pas très convaincant, puisque la flotte était déjà en alerte et devait intervenir pour défendre l’empereur si Séjan devenait dangereux. Il faudrait donc écarter cette hypothèse. Reste la question de la visibilité. Si dans cette période il y avait vraiment eu un phénomène semblable à celui auquel j’ai assisté, la visibilité à Capri se serait réduite à zéro quand le nuage était sur la villa Jovis. Peu après, la situation aurait pu s’améliorer quelque peu, en continuant à interdire les communications lointaines (avec Misène), mais en les permettant avec le promontoire le plus proche (cap de Minerve). Cela pourrait expliquer la raison de cette communication apparemment illogique.
Enfin, la raison pour laquelle Tibère continuait à se rendre au phare, au lieu d’attendre les signaux sur la confortable terrasse de son palais, doit être mise en relation avec les difficultés de communications. Ces difficultés le mettaient évidemment en agitation et le poussaient à vérifier personnellement à quel point on en était, et à donner des ordres directs à ceux qui s’occupaient d’envoyer des signaux vers Misène et vers le cap de Minerve.
[1] Le port de Pouzzoles (Puteoli pour les Romains) était alors le plus grand port de la mer Tyrrhénienne, un rôle qu'il dût ensuite céder au Portus Augustus, le grand complexe portuaire de la Rome impériale projeté par César, commencé par Claude, complété par Néron et perfectionné par Trajan.
[2] Les équivalents modernes sont les Fusiliers Marins, appelés « marines » dans les pays anglo-saxons.
[3] Une scène de ce genre est représentée en bas-relief sur la Tabula Iliaca conservée dans les Musées Capitolins.
[4] C'est ce que l'on voit, par exemple, sur deux fresques conservées dans le Musée Archéologique de Naples.
[5] La quinquérème Victoria fut réellement assignée à la Flotte de Misène, dont elle fut probablement le navire amiral jusqu'au moment où elle fut dépassée par la "sexremis" Ops (vraisemblablement pendant l'empire de Gaius).
[6] Le dolon, mât de proue, était incliné vers l'avant et remplissait les fonctions du trinquet et surtout du beauprés.
[7] La trirème Vesta était elle aussi un navire de la Flotte de Misène. La décision de transporter le jeune Gaius sur le Vesta, au lieu de lui faire prendre un navire plus grand, doit être mise en relation avec les dimensions du petit port de Capri, où la trirème pouvait manœuvrer plus aisément.
[8] Favonius est le nom romain du zéphire, ou vent d’ouest. Cela voulait dire que, à peine la trirème Vesta aurait doublé le promontoire de Misène (c’est à dire peu après avoir quitté le port), elle aurait été investie « à la hanche » (une direction comprise entre la poupe et le travers du bâtiment) par les lames qui venaient du large, et elle aurait dû naviguer jusqu’à Capri en prenant le vent presque par le travers. Dans cette situation elle aurait pu avoir une bonne vitesse, mais aussi de très fortes sollicitations sur les voiles et sur les mâts, ce qui justifie les précautions du commandant.
[9] C’est l’actuel Monte Solaro.
[10] L'actuelle Punta Campanella.